CHAPITRE VIII

 

Cordélia se tenait à une distance prudente de la foule qui s’agitait sur la piste de danse. Entourée par sa clique habituelle, elle affichait un air hautain.

— Ma mère ne daigne même plus sortir de son lit, annonça-t-elle, ennuyée. Le docteur prétend que c’est le syndrome d’Epstein-Barr. Par pitié ! Je parierais que c’est plutôt une hépatite ou une dépression nerveuse. Plus personne de cool n’attrape l’Epstein-Barr de nos jours.

Elle se raidit en voyant Jesse approcher. Sans se soucier des autres membres du groupe, le jeune homme se dirigea vers elle et lui sourit.

— Salut, Cordélia.

— Revoilà mon amoureux transi, soupira l’adolescente.

— Tu es très en beauté ce soir.

— Ecoute, Jesse, je suis ravie d’avoir bavardé avec toi, mais…

Le jeune homme se jeta à l’eau.

— Tu ne voudrais pas danser ?

— Avec toi ? demanda Cordélia, glaciale, en détachant bien les syllabes.

— Euh, oui, balbutia Jesse.

— Euh, non, le singea la jeune fille.

Elle s’éloigna, entraînant sa cour dans son sillage. Resté seul, Jesse se mordit les lèvres.

— Tant pis, soupira-t-il en rassemblant ce qui lui restait de dignité. Il y a des tas et des tas d’autres nanas qui rêvent de sortir avec moi. Il ne me reste plus qu’à en trouver une.

Il jeta un coup d’œil à la ronde pour évaluer l’état du cheptel et se mit officiellement en chasse.

De la mezzanine, Buffy le regarda se mêler à la foule. Elle était encore secouée par la remarque de Giles au sujet de ses cauchemars, et sentait ses défenses sur le point de s’effondrer.

— Je n’ai pas dit que je ne tuerais jamais plus de vampires, déclara-t-elle. Mais je ne veux plus consacrer tout mon temps libre à les poursuivre. Evidemment, si l’un d’eux me tombe dessus…

— Mais serez-vous prête ? insista Giles. Vous ignorez tant de choses sur leurs pouvoirs… et sur les vôtres. Tant qu’il ne se nourrit pas, un vampire ressemble à une personne normale. Il révèle son visage démoniaque pendant la chasse…

— Vous ressemblez à un manuel sur pattes ! explosa Buffy. Je sais déjà tout ce que vous me racontez !

Giles choisit d’ignorer cet éclat.

— La Tueuse devrait être capable de les reconnaître au premier coup d’œil, sans avoir besoin de réfléchir ou d’observer. Pouvez-vous me dire s’il y a un vampire dans cet établissement ?

Buffy hésita.

— Peut-être…

— Vous devriez le savoir ! insista Giles. Malgré le bruit, la pénombre et la foule, vous devriez le sentir ! (Il prit une inspiration, et sa voix se fit encourageante.) Essayez.

Buffy baissa les yeux vers la piste de danse et fronça les sourcils.

— Vous devez aiguiser vos perceptions, souffla Giles. Vous concentrer jusqu’à ce que l’énergie vous submerge, jusqu’à ce que vous ayez conscience de chaque particule…

— Il y en a un, dit très vite la jeune fille.

Giles s’interrompit et, sans s’affoler, jeta un coup d’œil par-dessus la rambarde.

— Où ça ?

Buffy tendit le doigt.

— Là-bas. En train de parler avec cette fille.

Dans un coin de la pièce, un jeune homme d’allure séduisante faisait la conversation à une adolescente qu’il cachait à demi.

Giles jeta à Buffy un regard dubitatif.

— Je croyais que vous ne saviez pas…, commença-t-il.

— Oh, pitié ! coupa sa compagne. Regardez sa veste : il a relevé les manches. Et sa chemise !

Le bibliothécaire eut l’air perplexe.

— Elle est démodée ? avança-t-il, hésitant.

— Démodée ? Il faudrait utiliser la datation au carbone pour savoir quand il l’a achetée. Seule une personne ayant passé les dix dernières années sous terre pourrait sortir en boîte habillée comme ça !

— Mais…, protesta Giles. Vous ne…

Penchée sur la rambarde, Buffy sursauta.

— Oh, non !

Dans le coin, le vampire était toujours en train de parler avec la même fille. Il s’écarta pour la laisser passer. Alors qu’elle se levait pour le suivre, Buffy fut prise de nausée.

— N’est-ce pas ?…, commença Giles.

— Ma copine Willow.

— Que fait-elle ?

— Elle profite du moment présent, je suppose, lança Buffy par-dessus son épaule en se précipitant vers l’escalier.

Elle vit Willow et le vampire se diriger vers la porte des coulisses. Elle descendit les marches en bousculant d’autres jeunes gens et fendit la foule en direction de la scène. Mais quand elle put à nouveau jeter un coup d’œil, Willow avait disparu.

Inquiète, Buffy balaya la grande salle du regard, puis se dirigea vers la porte du fond.

Elle avait l’impression de se mouvoir au ralenti ; plus elle approchait de la scène, plus la foule s’épaississait. Enfin, elle réussit à se frayer un chemin et ouvrit la porte à la volée.

L’obscurité la prit par surprise, mais elle ne mit pas longtemps à se ressaisir. Les coulisses étaient désertes ; il y faisait froid et les sons semblaient comme étouffés.

Lentement, Buffy longea le mur de briques, tous les sens en alerte. Alors qu’elle passait devant une vieille chaise abandonnée, elle détacha un des pieds et le brandit comme un pieu.

Après le brouhaha qui régnait à l’intérieur du club, le silence des coulisses lui paraissait menaçant. Enfin, la jeune fille trouva la sortie et fit quelques pas dans une ruelle obscure.

Ayant un mauvais pressentiment, Buffy rebroussa chemin vers l’entrée principale du Bronze.

Elle ne s’attendait pas à ce que le vampire se tienne au coin de l’avenue.

Rapide comme l’éclair, elle saisit son adversaire par le col, le projeta contre le mur et le souleva cinquante centimètres au-dessus du sol.

Elle plongea son regard dans le sien…

… Et réalisa trop tard que ce n’était pas le vampire.

Cordélia la dévisagea avec une expression stupéfaite qui s’afficha sur les visages du reste de sa clique.

— Oh, ce… C’est toi, bafouilla Buffy tandis que son amie, les pieds pendus dans le vide, fronçait les sourcils.

— Ça ne va pas la tête ! explosa la jeune fille. Je te trouvais déjà bizarre, mais je n’avais encore rien vu !

Contrite, Buffy la reposa à terre et cacha discrètement le pieu dans son dos.

— Tu as dû être sacrément traumatisée dans ton enfance pour réagir comme ça, railla Cordélia.

Buffy tenta de se reprendre. Elle se força à sourire et à demander sur un ton enjoué :

— Vous n’auriez pas vu Willow, par hasard ? Elle a dû passer par ici il y a une minute.

— Non, on vient juste de sortir. Ecoute, je ne l’apprécie pas spécialement, mais de là à l’attaquer avec un bâton…

Rouge d’embarras, Buffy balbutia une excuse et battit en retraite. La clique de Cordélia la suivit du regard.

Cordélia sortit un téléphone portable de son sac.

— Vous m’excuserez, il faut absolument que je raconte ça à tous les gens que je connais.

Buffy revint vers la porte de derrière et entra de nouveau dans le club. Elle ne tarda pas à repérer Giles, qui l’attendait au pied de l’escalier, et alla aussitôt le rejoindre.

— Vous avez fait vite, constata le bibliothécaire, soulagé. Je ferais mieux de rentrer. Cette histoire de Moisson me…

— Je ne les ai pas trouvés, coupa Buffy, en jetant un regard furieux dans la salle.

Giles la dévisagea comme s’il n’avait pas bien compris ce qu’elle venait de dire.

— Le vampire n’est pas mort ?

— Non, mais ma vie sociale est sur la liste des blessés graves.

— Que faisons-nous ?

— Rentrez chez vous. Je m’occupe de ça.

— Je devrais vous accompagner, proposa Giles.

Buffy secoua la tête et s’enfonça à nouveau dans la foule.

— Ne vous inquiétez pas. Je me débrouillerai bien face à un seul vampire.

Au passage, elle frôla Jesse sans lui prêter attention. Mais elle avait d’autres choses en tête, et le jeune homme était trop occupé à draguer une fille pour s’apercevoir de sa présence.

— Comment as-tu dit que tu t’appelais ? demanda-t-il, espérant que cette fois serait la bonne.

Le visage de l’adolescente ne lui disait rien. Il était sûr de ne jamais l’avoir vue sur le campus…

Il ne se trompait pas, même si elle s’y trouvait la veille au soir en compagnie du malheureux qu’on avait découvert mort dans les vestiaires.

— Darla, répondit-elle en lui souriant.

Elle était vraiment jolie.

— Darla, répéta Jesse. Je ne crois pas qu’on se connaisse. Tu es du coin ?

— Non, mais j’ai de la famille à Sunnydale.

— Peut-être des cousins ou des cousines qui vont au même lycée que moi ?

Le sourire de Darla s’élargit, dévoilant de petites dents blanches nacrées comme des perles.

— Je ne pense pas.